Interview sur le site French Quarter magazine

EMMANUEL TRÉDEZ, LES JEUX DE MOTS AU BOUT DE LA PLUME
Une interview de Laurence de Valmy sur le site French Quarter magazine (1er novembre 2018)
(on peut lire l’interview en anglais ou en français)

Avec plus de 500 000 livres vendus, traduits dans 13 langues, Emmanuel Trédez fait partie de ces auteurs qui se sont fait un nom dans l’univers du livre jeunesse avec ses ouvrages de fiction (albums, premières lectures, romans…) et ses documentaires.

Sa signature est de jouer avec les mots et ses livres sont pleins d’humour. Il a reçu plusieurs prix littéraires pour par exemple ses romans La carotte se prend le chou, Hercule, attention travaux ! et Qui veut le cœur d’Artie Show ? (Nathan) et Ali Blabla (Didier jeunesse). Il voyage régulièrement en France et même à l’étranger pour partager sa passion avec ses lecteurs et ainsi transmettre le gout de la lecture. Car le métier d’un auteur ne s’arrête pas à l’écriture comme il a pu nous l’expliquer. Nul doute que parmi ses nombreux titres, vous trouverez de l’inspiration pour offrir des livres aux enfants de votre entourage !

Qu’est-ce qui vous a amené à vous consacrer à l’univers du livre jeunesse ?

J’ai commencé à écrire pour les enfants lorsque, après avoir été embauché chez Nathan, j’ai re-découvert la littérature jeunesse. Moi qui n’avais lu que des grands classiques (Les malheurs de Sophie, Robinson Crusoé, L’île au trésor, Vingt mille lieues sous les mers, Le dernier des Mohicans…), j’ai pris conscience qu’il y avait désormais, à côté de ces ouvrages patrimoniaux, une littérature vivante écrite par des auteurs contemporains. C’est ce qui m’a donné envie d’écrire à mon tour des textes pour la jeunesse et de les soumettre à des maisons d’édition.

Je publie des livres pour enfants depuis une vingtaine d’années : des albums, des premières lectures, des romans, et plus récemment des documentaires. Occasionnellement, j’écris des livres pour adultes, comme L’enculeur de mouches, et autres métiers improbables, un recueil de textes humoristiques où j’invente toute une série de métiers farfelus à partir d’expressions de la langue française (je précise qu’il n’y a rien de licencieux dans ces textes, qui pourraient être lus par des ados).

Pouvez-vous décrire votre processus d’écriture, comment vous vient l’inspiration pour vos histoires ?

Quand j’écris un roman, en général, je fais un plan : je sais où je vais, je connais la fin. Si mes livres sont assez « construits », je me laisse toujours une marge de liberté. Je peux changer pas mal de choses en cours d’écriture, ajouter ou supprimer des scènes, faire intervenir de nouveaux personnages et même changer la fin, si je trouve une meilleure idée. Par ailleurs, je n’écris pas toujours mes livres dans l’ordre de la narration. C’est l’intérêt du plan. Je peux écrire des passages plus lointains selon mon inspiration ou mon envie du moment !

Pour l’inspiration, cela dépend beaucoup des textes. Parfois, je choisis un thème et je réfléchis à une histoire amusante que je pourrais raconter. Par exemple, l’histoire d’un fantôme qui tombe amoureux d’une fantômette : il rêve de se promener avec elle « drap-dessus, drap-dessous ». Pour se faire beau, il prend son premier bain depuis des lustres dans une laverie automatique, hélas, il en ressort rose car le linge a déteint : le voilà Un fantôme dans de beaux draps !

Parfois, c’est un jeu de mots qui m’inspire l’idée générale du livre. Par exemple, pour Ali Blabla, je n’ai pas d’abord songé à écrire un livre autour des Mille et une Nuits, c’est ce jeu de mots, Ali Blabla, qui m’a fourni l’univers, le trait de caractère du héros, le ton humoristique du récit… Bien sûr, ce n’est qu’un point de départ, tout reste à faire. En effet, ce livre n’a qu’un rapport lointain avec Ali Baba. On y croise même deux génies littéraires, Edmond Rostand et William Shakespeare !

C’est encore un jeu de mots qui m’a donné l’idée d’écrire Le Cachalot nage dans le potage. Cette fois, il est lié à un sordide fait divers : le meurtre de Ghislaine Marchal dans sa villa en 1991. Son jardinier Omar avait été accusé (à tort) à cause de cette inscription en lettres de sang retrouvé près du cadavre : « Omar m’a tuer ». Je ne sais pas pourquoi, des années plus tard, le jeu de mots « Le homard m’a tuer » m’a traversé l’esprit et inspiré ce « polar aquatique », dont tous les personnages sont des animaux marins. La première enquête d’Oscar le cachalot est une parodie de ce fait divers, Affaire classée, faute de pieuvre.

Qui sont vos premiers lecteurs ?

Mon épouse et ma fille : elles lisent la plupart de mes textes avant que je les soumette aux éditeurs. Elles me font part de leur enthousiasme (parfois, de leurs réserves), elles m’encouragent, elles me signalent à l’occasion des incohérences, des répétitions, des coquilles… Souvent, elles relisent le texte une fois publié.

L’illustration occupe une place très importante dans vos livres. Comment se passe la collaboration avec vos illustrateurs ?

Contrairement à ce que l’on croit, la plupart du temps, l’auteur et l’illustrateur ne travaillent pas ensemble, c’est l’éditeur qui assure la liaison. Quand le texte est retenu, l’éditeur se met en quête d’un illustrateur, puis il fait part de son choix à l’auteur – hélas, si ce dernier n’approuve pas, il est souvent trop tard pour envisager d’en changer, l’éditeur s’étant déjà engagé avec lui. Personnellement, je n’ai jamais eu à me plaindre des choix qui ont été faits par mes éditeurs.

Une fois le texte retravaillé, il est mis en page et envoyé à l’illustrateur. L’auteur reçoit les crayonnés et fait part de ses remarques à l’éditeur qui les transmet à l’illustrateur. C’est parfois un peu frustrant de ne pas avoir « la ligne directe », mais c’est sans doute mieux ainsi : l’auteur aurait trop tendance à intervenir à tout bout de champ pour imposer son point de vue à l’illustrateur !

Bien sûr, il y a des exceptions : pour les albums, il arrive qu’un auteur et un illustrateur travaillent ensemble sur un projet avant de le soumettre aux maisons d’édition. Ça peut marcher, mais c’est assez risqué : il y a de fortes chances que l’éditeur apprécie le texte, mais pas l’illustration, ou inversement… En général, il aime bien constituer les binômes auteur / illustrateur. C’est l’une de ses prérogatives !

Avez-vous une anecdote à partager ?

On dit souvent que les livres font voyager… Pour moi, c’est vrai aussi au sens propre. Certains de mes livres m’ont permis d’aller à la rencontre de mes lecteurs aux quatre coins de la France, dans les grandes métropoles comme dans des zones rurales, mais aussi à l’étranger. Je pense en particulier à mon séjour à Beyrouth, il y a deux ans, qui s’est réalisé parce que mon roman Qui veut le cœur d’Artie Show ? avait obtenu le prix des jeunes critiques libanais. C’est un souvenir inoubliable que j’ai partagé avec une poignée d’autres auteurs jeunesse. Ce n’est pas pour ça que j’écris des livres, mais parfois les livres vous ouvrent des portes et vous font vivre des expériences privilégiées. Je pense aussi à ce moment très spécial où je me suis retrouvé, avec d’autres auteurs, sur la scène de la Comédie-Française pour écouter des passages de nos livres lus à la perfection par de « petits champions de lecture ». C’était magique !

Qu’est-ce que vous aimez le plus dans votre métier ?

Le métier d’auteur jeunesse ne se limite pas à l’écriture, loin de là. La promotion de mes ouvrages, les déplacements dans les établissements scolaires, les dédicaces en salon ou en librairie, les éventuelles interviews m’occupent beaucoup… Je ne m’en plains pas : d’abord parce qu’il est important pour un auteur de se faire connaître et d’aller à la rencontre de son public ; ensuite parce que je ne pourrais pas rester assis à longueur de temps à écrire mes livres ; enfin, les rencontres scolaires, rémunérées, compensent les droits souvent modiques sur les ventes d’ouvrages et permettent à certains auteurs de vivre de leur plume.

Ce que j’aime le plus, dans le métier d’auteur stricto sensu, c’est raconter des histoires. Écrire des romans à chute avec des révélations, des rebondissements qui amènent le lecteur à reconsidérer complètement l’histoire qu’il vient de lire. Je suis souvent déçu par les livres ou les films qui ne se terminent pas ; où le lecteur / spectateur n’a pas « le fin mot de l’histoire ».

J’aime beaucoup faire rire aussi, enfin essayer de faire rire, car ça ne marche pas à tous les coups ! J’apprécie toutes les formes de comique, les quiproquos par exemple, mais surtout j’adore jouer avec les mots. C’est pour ça que l’on me connaît (un peu) et m’apprécie (je crois). Et puis, bien sûr, j’aime créer des personnages et les faire vivre le temps d’une histoire, ou parfois d’une série.

Quels sont les projets de vos rêves ?

J’ai des rêves simples, réalisables : par exemple publier S en robe mauve, mon « polar oulipien », comme j’aime à l’appeler : un roman pour les « jeunes adultes » qui est né lors d’un atelier d’écriture – une très belle expérience ! – et qui m’a occupé pendant plusieurs années. C’est en bonne voie, mais rien n’est fait comme toujours dans l’édition. Et puis, j’aimerais refaire de la BD : adulte ou jeunesse, je ne sais pas encore…

Quels sont vos projets pour les mois à venir ?

Parmi les projets qui devraient se concrétiser l’année prochaine, il y a ce recueil de textes humoristiques, Le marteau du bricolage, et autres fous qui devrait sortir au Castor Astral sur lequel je travaille depuis plusieurs années. Et puis un deuxième roman chez jeunesse, un roman choral (roman raconté par plusieurs narrateurs NDLR) sur la disparition d’un adolescent. J’espère enfin m’attaquer à un projet de « polar humoristique » pour adultes que j’ai en tête depuis plus de trois ans et auquel je n’ai pas encore réussi à m’atteler… Ma première difficulté sera d’ailleurs de lui donner une forme : roman ou BD ?